TRANSCENDANCE DU FAMILIER (à propos de Mon corps est nul)

Un projet de Laurent de Richemond
Écriture : Arno Calléja
Avec: «Les Parleurs»: Jocelyne Monier, Pascal Farré, Paul-Emmanuel Odin
«La Muette»: Barbara Sarreau
Création Sonore: Virgile Abela - Création Décors: Guillaume Amiard –
Création Lumière, Construction et Régie : Thomas Moch
Conception Scénographie / Lumière : Laurent de Richemond

Pour avoir ainsi été entraîné jusque là, dans Mon corps est nul, sous l’impulsion de Laurent De Richemond, il n’est pas si facile d’écrire quelque chose. Et pourtant, en étant dedans, et un des trois parleurs qui plus est, pourquoi resterais-je interdit devant l’écrit ? Les paroles ininterrompues de ce curieux spectacle, ne doivent-elles pas au contraire continuer leur raz-de-marée ? Et d’autant plus qu’ici je ne cherche pas à pondre un nouveau texte critique (je ne me permettrai pas cette boucle où cela me ferait miroir) qu’à écrire une lettre qui ne peut être, si on peut le dire ainsi, que sentimentale. On comprendra peut-être à la fin de ces notes comment une résine d’affect s’attache à nos peaux dans ce projet. Et je n’entends pas non plus parler ici de tous les aspects de ce projet — qui sont très nombreux, faut-il le préciser — mais seulement de quelques uns.

Il y a eu des précédents. Laurent de Richemont n’avait-il pas déjà embarqué une foule d’acteurs qui se relayaient, huit heures d’affilées, pour soutenir une parole infinie, bouclée sur elle-même (c’était déjà des textes de Arno Calleja qui faisaient cette immobilisation du temps de Paroles d’insectes, une performance où des corps rampaient jusqu’à d’autres corps parlant et dans le rayonnement glorieux et vide de cette parole infinie il fallait que tel corps passe la parole au corps suivant selon un réglage qui faisait de toute cette mise en scène un tableau à la Raymond Roussel). On repère ainsi chez Laurent le paradoxe d’une parole libérée de la communication qui par là trouve sa puissance tellement amplifiée qu’elle renvoie à un sujet inhumain, transversal, parole-paysage ou parole-décor, parole-horizon du temps, intimité exorbitée dans la dureté conceptuelle d’un neutre, d’une indifférenciation qui est aussi bien terrible que sublimement orchestrale.

À propos de Mon corps est nul, quelle fissure a donc traversé le crâne de Laurent de Richemond pour plonger son couteau à nouveau dans la chair du langage, pour véritablement créer une cocotte-minute du langage chauffée à blanc ? Nous avons tous été pris dans le bouillonnement de cette marmite invisiblement préparé par celui qui, pour une fois n’est plus acteur, parce que la mise en scène relève ici à la fois d’un défi démiurgique et aussi, et surtout, d’une disparition, d’une absence rayonnante, car c’est bien par la définition d’un cadre formel que toute cette proposition tient. Le metteur en scène invente là un dispositif qui existera avant tout par la subjectivité des acteurs, et rien que par celle-là, ce qui pose aussitôt l’interrogation : le projet tient-il à la structure ? à la couleur subjective des acteurs, de leur mélange ? Jusqu’où la subjectivité des acteurs nourrit-elle un tel spectacle qu’il faut dire alors vampirique ? Mais n’est-ce pas un bonheur de se laisser sucer son cerveau vibratile par un bout de rien, par un caillot de vide, par une bulle d’air vaporisée dans la chambre de la représentation psychique ? On s’est plu et complu à cette inanité sur laquelle l’architecture d’une pièce devait toujours s’effriter, et déplier, déployer ses incessants mouvements horizontaux devant l’absurde verticalité de ces corps anthropomorphes de chaises piquées, et piqueuses.

Alors. J’aimerai juste évoquer un élan, comme un frémissement qui a parcouru l’échine de notre désir de théâtre. Un élan pris dans la résille du texte d’un projet truffé d’ajouts et de digressions, avec tellement de réglages précis prédéfinis qu’il donnait l’impression baroque d’une agglutination vivante. Il donnait aussi l’impression de masquer en son centre l’arrête coupante d’une déchirure du langage, celle que nous voulions bien-sûr à tout prix exacerber, pour invaginer notre moi quelconque.
Avec ce qui reste en elle d’indéfini, cette aventure est marquée d’une irrépressible vigueur, mais loin d’y voir un vitalisme, elle touche bien à un nœud fondamental, celui de la division de mon sujet. Le centre de cette expérience est donc loin d’être localisable, comme si nous avions été, d’abord et avant tout, décentrés de tout repère solide, de toute assise (n’est-ce pas l’un des sens que l’on peut donner à ces chaises de fakir qui tiennent lieu de décor ? elles rendent l'assise piquante, inconfortable, ou spirituelle !).

Le projet de MCEN oscille encore pour moi entre deux polarités, où la première, en ce qu’elle concerne la parole, semble prépondérante. Mais cela n’est peut-être pas si sûr, et interroger cette pesée entre la parole, la voix, le parler incessant, ce qui fait écriture dans la mémoire, et le corps, sa gesticulation, sa concentration, son langage, sa pantomime, n’est pas le moindre des gestes.
On peut ainsi saisir d’un côté le passage, voulu si audacieusement invisible ou imperceptible, entre une parole improvisée et un texte écrit, dit par cœur. Ce passage, loin de seulement indiquer une solidification du temps, une dérive de l'instant vif dans sa spontanéité vers l'armature d'une mémoire inerte, dans sa répétition, reste le plus énigmatique. J'y reviendrai.
De l’autre côté, l’enjeu est moins dans ce passage de la parole libre à la parole fixée que dans la chorégraphie des corps préoccupés par autre chose que ce que les bouches disent, et dans la distance des corps à ce qui est dit.
Entre ces deux tendances, les déséquilibres bousculent les tentatives de fixation, entr’ouvrent des pistes encore et encore indiscernables.

Reprenons ces deux axes. Pour avoir parlé des heures et des heures pendant tout le travail de préparation de ce spectacle, je me rends à l'évidence que je n'ai jamais autant parler. L'exigence a été celle-là: insoutenable et pourtant soutenue, il faut parler dans la continuité, il faut toujours continuer de parler à partir d'un sujet tiré au hasard : alors pour maintenir cette continuité, soit on épuise le sujet, par ajouts, digressions, boucles infinies autour du même point, soit peu à peu, ou avec des petits coq-à-l'âne, on s'en éloigne légèrement mais en prolongeant de toute façon le fil d'un raisonnement, d'une pensée, d'une opinion.
Bonheur de cette parole qui doit se livrer sans pudeur, en toute impunité, dans la petite gloriole misérable d'un moi dans sa solitude coupée du monde — puisqu'il ne dialogue pas, n'attend pas de réponse, ou du moins, si c'est le cas, ces paroles autres sont encore des parts de son monologue, de son fantasme intégré à sa parole même.
Le dispositif de cette parole libérée touche à un point de clôture qui a sa propre folie.
Les trois parleurs, nous nous croisons, nous nous entendons peut-être, mais nous sommes avant tout préoccupés par notre propre parole, et avant tout nous sommes indifférents à ce que l'autre dit. Notre communication est donc visuelle, physique : nos corps sont ensembles, parfois entremêlés, mais notre esprit est dans sa tour, invulnérable, intouchable, tout puissant dans son règne de paroles.
Bien-sûr, cette improvisation à trois est d'avantage un collage, une coexistence de trois paroles solitaires. Et il y a un bonheur à faire ainsi un tel brouhaha, à parler en même temps, sans se soucier d'être compris. La conscience des spectateurs fait alors ses propres zigzags dans cette parole multiple, piochant au hasard telle ou telle bribe, dirigeant plus ou moins son attention vers tel ou tel parleur ou parleuse, à moins que cela ne soit telle ou telle parole qui surgisse et l'atteigne malgré lui, le renvoyant à cette extériorité si particulière de la parole, qui s'avère alors un supplément insaisissable qui résonne en lui en dehors de toute psychologie.
Symphonie des paroles, concert des voix. Cet éloge de la parole est par trop brillant pour ne pas déranger par son excès de continuité. Car ces paroles familières, où tout est dit, peut-être importe quoi, ont quelque chose de vivifiant et d'inquiétant dans leur incessante montée. L'incessant s'avère une qualité inhumaine, la parole dame le sujet, le surplombe. On s'y régale de ses reliefs, de ses rebonds, de ses envolées, de ses anecdotes, de ses confidences, de ses élucubrations, mais sa continuité bouche la vue et l'esprit, sature le temps. Où sont passées les temps de respirations, les souffles, les pauses où l'on réfléchit, où l'on attend, où l'on ne pense pas ? C'est un impensable qui se gonfle dans cette outrance du langage. Une bulle asphyxiante, une présence irréelle. Un surcroît de réalité s'indique ici comme une brillance dont on ne sait si elle est celle d'un génie caché ou d'un traumatisme qui a affecté invisiblement tout le dispositif.

Remontons alors dans le temps de ce travail, de sa préparation. Pour une présentation d'une étape de travail, nous avons parlé dix jours, et Arno Calleja a pris des notes. Avec ses notes, il a écrit trois monologues, et un chœur final. Chaque monologue a été écrit par l'écrivain d'une façon personnalisée pour chaque acteur : la couleur de chaque monologue est proche de l'acteur auquel il est dédié. Curieuse expérience que j'ai vécu ainsi : je parle souvent de l'envers du temps parce que je travaille dessus pour l'université, et dans la vie, ou là, dans les improvisations, cela ressurgit parfois. Arno me renvoie alors un texte sur le 11 septembre et sur l'envers de la représentation, et sur le caillou comme grain du singulier avec lequel j'aimerai coucher ! Je reconnais, je vois d'où cela vient, de quelles paroles qui étaient les miennes pendant les improvisations. Mais le filtre subjectif de Arno introduit une distorsion irréductible, si bien qu'au moment même il semble s'approcher de moi, je lui échappe, et il me donne un nouveau moi, un moi inouï auquel je n'aurai jamais penser. En apprenant son texte, j'ai eu l'impression d'apprendre le texte de quelqu'un d'étranger, mais ce quelqu'un d'étranger, il se trouve que là, c'était moi tel qu'Arno se l'imagine, ou pire encore, tel qu'il l'a observé objectivement en prenant des notes. Véritable aliénation, mais aussi luxe de la création qui nous brasse notre subjectivité aussi directement, pour en bouleverser les fondations, les assises. Lobotomie théatrale plus radicale que toutes les autres… ou transfert de cerveau sous la calotte de mon crâne.

Dans le spectacle, la première heure nous improvisons tous. Puis, chacun glisse sur son monologue, et à la fin, tous nous nous retrouvons à dire en fait le même texte. D'abord nous disions le chœur en même temps, puis, comme cela faisait trop comme à la messe, nous le disons chacun séparément mais simultanément : la répétition qui passe entre nous trois n'est donc plus absolue, mais relative, dans le décalage le spectateur comprend que nous disons la même chose. Alors je me pose la question de l'extériorité. Soit la parole improvisée ressemble trop à une parole dite par cœur du fait de la mise en scène (et beaucoup de spectateurs se sont mépris à cet endroit : certains ont cru que toutes les paroles étaient écrites par Arno Calleja). Soit le passage entre les deux statuts de parole reste trop flou : c'est précisément l'enjeu, car si l'on dit bien le texte d'Arno, on croit qu'on improvise encore. C'est à la fin, parce que les trois acteurs disent le même texte que là il n'y a plus de doute, tout est improvisé.
On pourrait rêver longtemps sur ce passage dans sa violence invisible et dont j'ai déjà dit l'énigme qui s'y trouvait. Énigme dont la complexité m'apparaît de plus en plus et je vais dire pourquoi. C'est que de toutes façons, dans la parole improvisée il y a déjà utilisation d'un langage ready-made, en mémoire latente. Et dans l'improvisation, on tombe facilement sur les stéréotypes les plus courants, les choses qui sont coagulées dans la pensée idéologique de chacun. Donc, dans le toujours différent et l'invention de l'instant qui seraient propre à l'improvisation, il y a de la répétition. Et d'autre part, dans le texte dit par cœur, le texte n'est jamais dit de la même façon, l'interprétation lui donne une couleur toujours nouvelle. On perçoit bien une différence radicale entre les deux niveaux, même si les deux côtés semblent interférer l'un sur l'autre. Mais il n'y a pas tant opposition entre deux états que trois temps entre lesquels on glisse: un temps de parole improvisée où coexistent trois paroles libres étanches les unes aux autres, le temps des monologues écrits, le temps du chœur dit à trois. Quelque chose se pose, se repose dans la dernière partie : l'être ensemble dans l'identité d'un texte commun. Alors qu'on est encore chacun dans sa bulle, à distance nous nous sommes rejoints. Mais il y aurait encore bien d'autres choses à entr'ouvrir dans ce final. Nous le disions trop comme à la messe en disant le texte strictement en même temps, mot à mot. En le disant chacun à sa vitesse et sans se soucier d'être au même endroit du même texte, nous perdons cependant cette indice commun, il flotte. Et si nous le clamions haut et fort, est-ce que cela ne ferait pas une brillance insoutenable où notre moi serait véritablement arraché à lui-même pour devenir le pur organe impersonnel d'un texte anonyme ? Je me demande encore, devant une telle possibilité, si une telle possibilité n'est pas encore à explorer. Et cela d'autant plus qu'après la folie des improvisations, c'est un peu comme si on retombait dans une représentation classique — et dans le long et fou mouvement de ce spectacle unique, quelque chose ne se perd plus tout-à-fait parce qu'on reprend trop pied.

J'aimerais alors parler des corps. Tant pis si j'isole et sépare des niveaux qui bien-sûr ne sont pas séparés dans la perception, mais c'est le propre de la réflexion de démarquer, d'isoler. Il y a une autonomie des corps parlants, en tant qu'ils se meuvent, qu'ils regardent, qu'ils s'habillent et se déshabillent sans but, dans l'errance la plus simple, dans la consommation d'un temps avec soi où l'essayage de tel ou tel vêtement, l'inachèvement de toute action, fait de toutes ses actions des gestes vides, désorientés, des doutes, des suspensions. Il faut alors redonner toute son importance à cette figure muette, ce personnage qui règne sur le lieu de l'action comme un malin génie qui influe sans rien dire sur tout ce que nous sommes. Cette coprésence muette, n'est-elle pas une provocation pour ceux qui parlent sans cesse? Cette réserve, quel trauma en est l'origine? N'y a-t-il pas une invisibilité de ce corps en ce qu'il ne parle pas, ou bien, ce corps, ne conduit-il pas à de subits mouvements passionnels, pulsionnels, d'amour, de mort, de meurtre, pour cette raison même? On se risque à un détour autour de cette absence de parole qui rayonne, parce qu'en elle quelque chose ne nous absorbe pas, mais vient modifier notre relation de corps indépendamment encore de toute parole. Pantomime ou danse où aucun mot n'a de place. La danse, n'a-elle pas précisément pour qualité de se développer là où les mots sont insuffisants? Ce sont les corps ou les regards, les corps-à-corps qui s'épuiseront avec elle, mais la parole en sortira malgré tout indemne, quitte à ce qu'elle semble se solidifier en mémoire close. Et les corps sont toujours en quelque sorte voués à se dénuder et à se rhabiller, à s'agiter inutilement.

Comme je l'ai dit, la différence entre la parole vive improvisée et la parole dite par cœur nous échappe. Ce n'est pas une différence existentiale dira-t-on, si on ose. Mais alors ? Ce qui me retient là encore, c'est que cette différence qui nous échappe me paraît pourtant toujours fondamentale, comme si là se logeait un secret de la parole, mais lequel? Je voudrais m'aventurer à gloser là-dessus en posant que la différence ici identifiée formellement et extrinsèquement concerne en fait le ressort intrinsèque de la loi dans le langage, ou du phallus. Je veux dire que dans la parole, on parle au bord de la loi de la parole, mais plus ou moins. Dans l'improvisation, on malaxe des formes déjà existantes en proposant un mélange qui a une allure nouvelle dans la contextualisation, dans ce qui est avancé, tracé comme un chemin qu'on parcourt (nos trajets sinueux sur la scène relèveraient de ce quadrillage). Dans le texte dit par cœur, et d'une façon parfois si bien exécutée qu'on croit qu'on improvise encore, il y a une répétition invisible qui s'indique seulement quand le même texte est dit par quelqu'un d'autre, par plusieurs autres mêmes. Cette folie du même dévoile et dénonce le texte préécrit. Cette pointe du même relève de la loi de la répétition qui est la loi secrète du langage. La répétition se donne pourtant encore comme une différence : c'est l'un des mystères de la répétition qu'elle soit la différence elle-même (la répétition du tictac n'est-elle liée à la différence temporelle?). Il faut donc encore aller plus loin et différencier quelque chose d'une différence de texture, de souplesse, de dureté, entre des états de parole que l'on peut dire plutôt flous et mous, ou plutôt érectils, durs comme un baton. C'est l'enveloppe de la parole, plutôt que ce qu'elle dit qui importe donc, et c'est là que se distingue ce qui relève de l'incessant, du murmure, et du texte arrêté, bloc de sens comme un cristal de sel aride. Il y a d'un côté un flot vocal insignifiant, parce qu'il emporte toutes significations, et de l'autre une signification qui met en boite la parole, qui l'encastre dans des organes de mots, des corps de phrases légalisés par la mémoire, par l'institution du sens, du théâtre, de l'Académie ou de l'Etat. Si je ne vois pas d'autre issue à contempler ce passage d'une parole en quelque sorte vide à une parole soutenue légalement, ce passage lui-même brise l'opposition entre parole naturelle et parole culturelle. Car il n'y a aucun naturalisme ici, l'accent de la parole dément une possibilité naturelle, la parole naturelle est d'emblée artificielle parce qu'excessivement continue, maladivement incessante. Comment un sujet ne s'y trouverait-il pas désaxé, liquéfié ?

J’ai appelé ce texte « transcendance du familier » car ce dispositif nous pousse à ne pas faire de l’art à partir de quelque chose d’extérieur, et pourtant, quelque chose dans nos paroles s’impose à nous brutalement. La base de tout réside dans une parole qui est la nôtre, celle de tous les jours, en tant qu’elle est seulement exacerbée par un débit absolument et mythiquement continu, sans coupures. On sait comme Lacan avait déboussolé le mythe de la parole pleine, pour laisser surgir le sens du mi-dire de la vérité. Il y a ici comme une tentative de suturer et de saturer la parole, d’en évacuer le vide pour qu’il se décale à l’intérieur même de la parole, ce qui la rend étrangère à elle-même, coquille creuse dont on ne pourra sortir parce qu’elle s’enfouit dans sa spirale. Et c’est un saut dans la vie parlante chaque fois comme un plongeon, un saut dans le vide, dans l’inconnu — c’est un art de l’instant qui se profile comme dans le bouddhisme zen. C’est dans la pratique de la parole seulement que la parole vient ! Josselyne nous avait apporté pendant les séances de travail le texte de Kleist où il est dit : « parle d’abord, les idées viendront en parlant ». Cette prééminence de la pratique, de la vie en somme, est en même temps une fidèlité inconditionnelle à la parole en tant que lieu du sens, de la signification. Et la dérive ou l’échouage de l’improvisation sur de l’écriture, ce devenir-caillou de la parole, cette rugosité mémorielle qui vient affecter le dire, c’est bien la stridence d’un « il y a » qu’elle montre, qu’elle désigne, par un tour de passe-passe où la représentation se veut presque une démonstration, et de quoi, on ne réussit pas encore à le dire, même si nous avons tenté de démêler cette dimension d’un phallus, d’une érection de la mémoire entre l’instant et l’infini, qui s’inscrit là dans le dire, dans l’incessant dire.

Quand je pense à cette poix engluée du langage où je me suis tellement empêtrée avec délices, j'ai envie à nouveau de me dénuder avec la même désinvolture que sur cette scène où nous avons livré notre histoire sans en avoir l'air. Car la sincérité qu'on nous demandait — il fallait que tout ce que nous racontions soit plausible comme nous étant propres, c'est-à-dire qu'il était interdit de dire l'inverse de ce que l'on pense réellement — est finalement le masque le plus redoutable, et celui derrière lequel on s'est le plus caché. On a pu tout dire car le cadre de la représentation nous préservait en quelque sorte de toute atteinte intime. Ce dispositif a donc cette vertu de permettre une intimité illimitée parce que rien ne peut la juger, la comdamner, l'arrêter. On croit s'être un peu pris dans un processus de libre-association comme si là s'était ouvert une psychanalyse anonyme, sur le champ du dehors de la pensée exposée sans prétention, sans volonté de faire mode, sans souci de faire contemporain. Peu importait l'intéressant et l'inintéressant. Ce risque nu, et ces goûts quelques peu discutables pour quelques actions chantées, quelques musiques de sitcom kitchs, nous arrachent notre peau d'autant plus fortement que l'accessoire s'y montre désespérément en trop. Que faire ? Le design des marteau préhistoriques, où le caillou est si bien encapuchonné de tiges d'acier qui le retiennent, ne suffit-il pas à justifier l'injustifiable, lorsque nous avons cru parfois descendre vers l'aube de l'humanité, comme sous l'effet d'une drogue puissante, d'un délire de régression dans un caisson sensoriel (Au-delà du réel, Ken Russel). C'est aussi de cette humanité chorégraphique et animale qu'il s'agit, et qu'il faudra encore libérer, expérimenter, quitte à inverser une structure (parler le texte écrit d'abord pour le découdre en improvisant ?)?
C'est parce que je m'y suis livré totalement que je me permets toutes ces distances intérieures avec un tel projet inavouable. C'est que je ne lui reconnais aucun statut, sinon celui de m'avoir embarqué dans une aventure de vie, où l'asphyxie et la bouffée d'air coexistent au bord de l'éclatement, comme s'il fallait donc accepter une fois pour toutes l'oscillation, à l’intérieur même de la parole, entre la spontanéité et la réceptivité, pour reprendre ces deux notions kantiennes fondamentales. Ou bien se jouer de la dualité d'un royaume de la parole et d'un royaume des corps, où le trou du ciel semble rayonner au niveau du plancher, où les vêtements de chairs grésillent de désirs, où le silence happe un baiser avec l'inconscient. Des rires se sont glissés derrière ce décalage du cadre. On tressautait, et nous jouions de communiquer intérieurement avec l'air en étant assis sur ces chaises de fakir sans signification. Mais elle, la muette, jouée et dansée par Barbara Sarreau, nous ne l'oublions jamais, et elle non plus ne nous oubliait jamais : en faisant le moins, on fait le plus, et celle-là (celle que j'avais identifié à Elisabeth Vögler dans le Persona de Bergman, c'est-à-dire une actrice qui a pris la décision ontologique de ne plus parler, et qui finalement se joue de son infirmière) pourra soustraire à notre prise ce bout de réel qui ne resplendit que par son aphasie.