Stase et extase (sur Paik l'Invincible)

Ce texte a été publié dans le catalogue de l'exposition "Nam June Paik : Video Time Video Space", Basel-Düsseldorf-Zürick, 1990 (trad. allemande), puis New-York, 1993, ed. Adams (trad. anglaise).

Certaines installations de Paik sont en un sens toujours doubles. Parce que d'un côté il élève des statues en leur donnant la puissance tangible des choses en contact avec la terre, la grande stase. Et parce que de l'autre côté il exalte en elles la lumière musicale et les transformations perpétuelles du visible. C'est ce qu'on ressent devant ses monuments - la Madeleine Disco, l'Arc, la Tour de Séhoul...- et devant ses robots : un fabuleux entrelacement du visible et du tangible. Stase et extase. Le délire fait monter ces deux puissances jusqu'à leur paroxysme, jusqu'au grand éclat de rire qui remue tout sans dessus-dessous.
Qu'est-ce qui est bousculé dans ce grand éclat de rire ? La société de l'accumulation et la société de télécommunication dont la télévision est le symbole. Et là le symbole est aussi encombrant que ce à quoi il se rapporte. Les entassements, les empilements de télévisions et de radios de Paik sont en effet des expressions d'un humour très littéral, très terre-à-terre, et très violent. Parce que la prolifération mégalomane du nombre de téléviseurs dans les installations de Paik répète le même processus tragique de saturation des programmes cathodiques. Mais là, ce n'est pas l'esprit ou les yeux qui sont gavés par les images, c'est l'espace qui est occupé par des montagnes de téléviseurs ! Une exposition de Paik est ainsi toujours un bouleversement du réel. Mais c'est aussi le roc immuable de la Terre qui est glorifié. La mégalomanie est pour Paik une façon de rencontrer la grande stase. Avec ses installations, c'est comme s'il prenait le monde dans ses mains, ce qui est beaucoup mieux que de le saisir par satellite (comme en 1984 dans Bonjour monsieur Orwell).
Le génie de Paik est cependant de toujours avoir une position paradoxale : ce qu'il fait être de façon tellement massive — une surproduction de présence — c'est encore et toujours du simulacre. Tout est télé-quelquechose. Mais la substitution des objets — de tous les objets : du TV-Glass au TV-Penis en passant par le Video-Fish — par des télé-objets physiques est plus qu'un geste critique par lequel le processus infini de débit d'images de la télévision atteindrait sa limite — l'inattention, l'aveuglement. Parce que les simulacres de Paik sont réels et qu'ils nous font bouger autour d'eux, contrairement au simulacre de l'image télévisuelle elle-même. Contre l'image unique de la télévision, Paik a ainsi avec lui les armes suivantes : la hâche de la multiplicité, le marteau du tangible, et la musique du visible qui culmine en lumières colorées.
Pour ce qui est du Multiple, celui-ci sort de la répétition des images que Paik dirige en séries, passant de l'une à l'autre, et jouant avec des combinaisons de différences. Chaque image est une répétition d'une autre image ; chaque image est un simulacre auquel Paik arrache une différence en l'insérant dans de profondes matrices (TV Matrix).
L'installation multi-téléviseurs est donc aussi un organisme, un amassement dans lequel résonne un mystère. C'est la puissance de l'Immuable qui sort de l'immobilité statuaire des robots de Paik. L'Immuable vibre et gronde là, au cœur de chaque téléviseur de Paik, comme la part tangible du monde qui est en colère devant la menace de l'Irréel. Car l'Irréel grandit avec l'accélération de la vitesse de transmission des images et des informations, et tend vers une mort blanche. Mort blanche du mur de la vitesse qui est le mur de la lumière neutralisante. Il y a quelque chose de terrifiant dans les possibilités de la télécommunication qui supplée au monde réel par un univers virtuel (1). Mais il y a toujours chez Paik un vouloir ludique et hétérogène qui triomphe de l'inertie de la lumière virtuelle.
La transmutation tangible peut alors être chantée par des images qui ne se donnent plus à voir — il y en a trop ! mais à écouter. Une extase lumineuse entoure les installations de scintillements magiques. De l'Immuable sort l'Incessant ; le flux musical dépasse le flux infini des informations.
Les installations multimoniteurs de Paik sont ainsi des simulacres dont la réalité étouffe le drame tragique du monde irréel des télécommunications. De l'éclat de rire, des simulacres vivants sont sortis. Il fallait l'esprit dadaïste de Paik pour embrasser et embarrasser l'univers mortifère des nouvelles technologies de communication. La domotique, la robotique et les télécommunications risquent en effet en suppléant aux actions, aux mouvements et aux objets réels par un éclairage virtuel, d'annihiler la dimension physique et la dimension motrice du réel, de nous amener ainsi à une paralysie du corps mais aussi à une paralysie mentale. Car la perte du mouvement et du corps, si elle signifie une perte des facultés sensitives, peut aussi entraîner une perte de l'idée même du mouvement, et du solide. Et alors sans doute la pensée s'enlise, ne bouge plus, ne sent plus. Le mystère de Paik et de ses totems est heureusement là, toujours prêt à déchainer un furieux volcan de vie autour de lui .

notes:
(1) Voir L'inertie pôlaire, Paul Virillo.