Un geste simple d'une durée indéterminée de Laure Maternati



lundi 14 juillet 2008 à 17h06



Une journée nationale. Qu’en est-il du politique?
Il flottait en nous, autour de cette date symbolique, quelque chose comme un état de stupeur, comme si était répété, ce jour-là, le drame de l’élection présidentielle. Le geste simple de Laure est alors apparu comme un interstice, une irrégularité, un petit grain de sable qui suffit, ne serait-ce qu’à un niveau infime, à relever ce degré de conscience qui est nécessaire, et qui emporte ce minimum de courage où l’on s’expose en disant : «non». Le bafouillement est alors à la fois murmure et cri.
Laure Maternati n’a pas ouvert la compagnie et a collé sur le rideau de fer un petit papier jaune : la révolution n’a pas eu lieu pour cause de jours fériés.
Simplicité du geste de Laure, du petit rien intraitable (vraiment intraitable, irrécupérable par l’art contemporain comme complice).
Une boite en bois posée par terre sert à Laure à se hisser légèrement pour prendre la parole et lire intégralement le texte de Maurice Blanchot, Le refus.
Parole du refus assumé, partagé là avec ceux qui seront venus pour ce rien irréductible : peut-être n’étions-nous que quinze, mais quelques passants se sont glissés là parmi nous pour partager ce moment singulier : quoi ? un peu de colère. Une intransigeance. Un souci, une attention à l’instant dans ce qu’il a de décidable, de décisif. Le tranchant d’une parole qui ne renonce ni à la complexité, ni au poétique, mais qui au contraire en affirme la force vitale.

La page introuvage

Trouée de la page introuvable.
On n'aura pas ce qu'on cherche !
Béance, interruption dans le net, c'est si rare !

N'est-ce pas un paradoxe du réseau que d'être strié par l'insistance de la page introuvable, comme s'il fallait que des pages du réseau s'échappent du réseau?). N'y a-t-il pas là un interstice de création : celui d'où sortent toutes les autres pages?
Thierry Kuntzel, après Lacan, redonnait à la case vide sa nécessité.

Cette page dite "introuvable": autre chose est trouvé quand même. Mais la page introuvable, dite ainsi, désigne son impossibilité à apparaître, à être référencée. La machine (voir aussi le disconnecteur) ne peut s'interrompre qu'en disant qu'elle s'interrompt, pour masquer son dysfonctionnement, son incapacité, son impouvoir à dérayer, à s'arrêter.
à suivre

TRANSCENDANCE DU FAMILIER (à propos de Mon corps est nul)

Un projet de Laurent de Richemond
Écriture : Arno Calléja
Avec: «Les Parleurs»: Jocelyne Monier, Pascal Farré, Paul-Emmanuel Odin
«La Muette»: Barbara Sarreau
Création Sonore: Virgile Abela - Création Décors: Guillaume Amiard –
Création Lumière, Construction et Régie : Thomas Moch
Conception Scénographie / Lumière : Laurent de Richemond

Pour avoir ainsi été entraîné jusque là, dans Mon corps est nul, sous l’impulsion de Laurent De Richemond, il n’est pas si facile d’écrire quelque chose. Et pourtant, en étant dedans, et un des trois parleurs qui plus est, pourquoi resterais-je interdit devant l’écrit ? Les paroles ininterrompues de ce curieux spectacle, ne doivent-elles pas au contraire continuer leur raz-de-marée ? Et d’autant plus qu’ici je ne cherche pas à pondre un nouveau texte critique (je ne me permettrai pas cette boucle où cela me ferait miroir) qu’à écrire une lettre qui ne peut être, si on peut le dire ainsi, que sentimentale. On comprendra peut-être à la fin de ces notes comment une résine d’affect s’attache à nos peaux dans ce projet. Et je n’entends pas non plus parler ici de tous les aspects de ce projet — qui sont très nombreux, faut-il le préciser — mais seulement de quelques uns.

Il y a eu des précédents. Laurent de Richemont n’avait-il pas déjà embarqué une foule d’acteurs qui se relayaient, huit heures d’affilées, pour soutenir une parole infinie, bouclée sur elle-même (c’était déjà des textes de Arno Calleja qui faisaient cette immobilisation du temps de Paroles d’insectes, une performance où des corps rampaient jusqu’à d’autres corps parlant et dans le rayonnement glorieux et vide de cette parole infinie il fallait que tel corps passe la parole au corps suivant selon un réglage qui faisait de toute cette mise en scène un tableau à la Raymond Roussel). On repère ainsi chez Laurent le paradoxe d’une parole libérée de la communication qui par là trouve sa puissance tellement amplifiée qu’elle renvoie à un sujet inhumain, transversal, parole-paysage ou parole-décor, parole-horizon du temps, intimité exorbitée dans la dureté conceptuelle d’un neutre, d’une indifférenciation qui est aussi bien terrible que sublimement orchestrale.

À propos de Mon corps est nul, quelle fissure a donc traversé le crâne de Laurent de Richemond pour plonger son couteau à nouveau dans la chair du langage, pour véritablement créer une cocotte-minute du langage chauffée à blanc ? Nous avons tous été pris dans le bouillonnement de cette marmite invisiblement préparé par celui qui, pour une fois n’est plus acteur, parce que la mise en scène relève ici à la fois d’un défi démiurgique et aussi, et surtout, d’une disparition, d’une absence rayonnante, car c’est bien par la définition d’un cadre formel que toute cette proposition tient. Le metteur en scène invente là un dispositif qui existera avant tout par la subjectivité des acteurs, et rien que par celle-là, ce qui pose aussitôt l’interrogation : le projet tient-il à la structure ? à la couleur subjective des acteurs, de leur mélange ? Jusqu’où la subjectivité des acteurs nourrit-elle un tel spectacle qu’il faut dire alors vampirique ? Mais n’est-ce pas un bonheur de se laisser sucer son cerveau vibratile par un bout de rien, par un caillot de vide, par une bulle d’air vaporisée dans la chambre de la représentation psychique ? On s’est plu et complu à cette inanité sur laquelle l’architecture d’une pièce devait toujours s’effriter, et déplier, déployer ses incessants mouvements horizontaux devant l’absurde verticalité de ces corps anthropomorphes de chaises piquées, et piqueuses.

Alors. J’aimerai juste évoquer un élan, comme un frémissement qui a parcouru l’échine de notre désir de théâtre. Un élan pris dans la résille du texte d’un projet truffé d’ajouts et de digressions, avec tellement de réglages précis prédéfinis qu’il donnait l’impression baroque d’une agglutination vivante. Il donnait aussi l’impression de masquer en son centre l’arrête coupante d’une déchirure du langage, celle que nous voulions bien-sûr à tout prix exacerber, pour invaginer notre moi quelconque.
Avec ce qui reste en elle d’indéfini, cette aventure est marquée d’une irrépressible vigueur, mais loin d’y voir un vitalisme, elle touche bien à un nœud fondamental, celui de la division de mon sujet. Le centre de cette expérience est donc loin d’être localisable, comme si nous avions été, d’abord et avant tout, décentrés de tout repère solide, de toute assise (n’est-ce pas l’un des sens que l’on peut donner à ces chaises de fakir qui tiennent lieu de décor ? elles rendent l'assise piquante, inconfortable, ou spirituelle !).

Le projet de MCEN oscille encore pour moi entre deux polarités, où la première, en ce qu’elle concerne la parole, semble prépondérante. Mais cela n’est peut-être pas si sûr, et interroger cette pesée entre la parole, la voix, le parler incessant, ce qui fait écriture dans la mémoire, et le corps, sa gesticulation, sa concentration, son langage, sa pantomime, n’est pas le moindre des gestes.
On peut ainsi saisir d’un côté le passage, voulu si audacieusement invisible ou imperceptible, entre une parole improvisée et un texte écrit, dit par cœur. Ce passage, loin de seulement indiquer une solidification du temps, une dérive de l'instant vif dans sa spontanéité vers l'armature d'une mémoire inerte, dans sa répétition, reste le plus énigmatique. J'y reviendrai.
De l’autre côté, l’enjeu est moins dans ce passage de la parole libre à la parole fixée que dans la chorégraphie des corps préoccupés par autre chose que ce que les bouches disent, et dans la distance des corps à ce qui est dit.
Entre ces deux tendances, les déséquilibres bousculent les tentatives de fixation, entr’ouvrent des pistes encore et encore indiscernables.

Reprenons ces deux axes. Pour avoir parlé des heures et des heures pendant tout le travail de préparation de ce spectacle, je me rends à l'évidence que je n'ai jamais autant parler. L'exigence a été celle-là: insoutenable et pourtant soutenue, il faut parler dans la continuité, il faut toujours continuer de parler à partir d'un sujet tiré au hasard : alors pour maintenir cette continuité, soit on épuise le sujet, par ajouts, digressions, boucles infinies autour du même point, soit peu à peu, ou avec des petits coq-à-l'âne, on s'en éloigne légèrement mais en prolongeant de toute façon le fil d'un raisonnement, d'une pensée, d'une opinion.
Bonheur de cette parole qui doit se livrer sans pudeur, en toute impunité, dans la petite gloriole misérable d'un moi dans sa solitude coupée du monde — puisqu'il ne dialogue pas, n'attend pas de réponse, ou du moins, si c'est le cas, ces paroles autres sont encore des parts de son monologue, de son fantasme intégré à sa parole même.
Le dispositif de cette parole libérée touche à un point de clôture qui a sa propre folie.
Les trois parleurs, nous nous croisons, nous nous entendons peut-être, mais nous sommes avant tout préoccupés par notre propre parole, et avant tout nous sommes indifférents à ce que l'autre dit. Notre communication est donc visuelle, physique : nos corps sont ensembles, parfois entremêlés, mais notre esprit est dans sa tour, invulnérable, intouchable, tout puissant dans son règne de paroles.
Bien-sûr, cette improvisation à trois est d'avantage un collage, une coexistence de trois paroles solitaires. Et il y a un bonheur à faire ainsi un tel brouhaha, à parler en même temps, sans se soucier d'être compris. La conscience des spectateurs fait alors ses propres zigzags dans cette parole multiple, piochant au hasard telle ou telle bribe, dirigeant plus ou moins son attention vers tel ou tel parleur ou parleuse, à moins que cela ne soit telle ou telle parole qui surgisse et l'atteigne malgré lui, le renvoyant à cette extériorité si particulière de la parole, qui s'avère alors un supplément insaisissable qui résonne en lui en dehors de toute psychologie.
Symphonie des paroles, concert des voix. Cet éloge de la parole est par trop brillant pour ne pas déranger par son excès de continuité. Car ces paroles familières, où tout est dit, peut-être importe quoi, ont quelque chose de vivifiant et d'inquiétant dans leur incessante montée. L'incessant s'avère une qualité inhumaine, la parole dame le sujet, le surplombe. On s'y régale de ses reliefs, de ses rebonds, de ses envolées, de ses anecdotes, de ses confidences, de ses élucubrations, mais sa continuité bouche la vue et l'esprit, sature le temps. Où sont passées les temps de respirations, les souffles, les pauses où l'on réfléchit, où l'on attend, où l'on ne pense pas ? C'est un impensable qui se gonfle dans cette outrance du langage. Une bulle asphyxiante, une présence irréelle. Un surcroît de réalité s'indique ici comme une brillance dont on ne sait si elle est celle d'un génie caché ou d'un traumatisme qui a affecté invisiblement tout le dispositif.

Remontons alors dans le temps de ce travail, de sa préparation. Pour une présentation d'une étape de travail, nous avons parlé dix jours, et Arno Calleja a pris des notes. Avec ses notes, il a écrit trois monologues, et un chœur final. Chaque monologue a été écrit par l'écrivain d'une façon personnalisée pour chaque acteur : la couleur de chaque monologue est proche de l'acteur auquel il est dédié. Curieuse expérience que j'ai vécu ainsi : je parle souvent de l'envers du temps parce que je travaille dessus pour l'université, et dans la vie, ou là, dans les improvisations, cela ressurgit parfois. Arno me renvoie alors un texte sur le 11 septembre et sur l'envers de la représentation, et sur le caillou comme grain du singulier avec lequel j'aimerai coucher ! Je reconnais, je vois d'où cela vient, de quelles paroles qui étaient les miennes pendant les improvisations. Mais le filtre subjectif de Arno introduit une distorsion irréductible, si bien qu'au moment même il semble s'approcher de moi, je lui échappe, et il me donne un nouveau moi, un moi inouï auquel je n'aurai jamais penser. En apprenant son texte, j'ai eu l'impression d'apprendre le texte de quelqu'un d'étranger, mais ce quelqu'un d'étranger, il se trouve que là, c'était moi tel qu'Arno se l'imagine, ou pire encore, tel qu'il l'a observé objectivement en prenant des notes. Véritable aliénation, mais aussi luxe de la création qui nous brasse notre subjectivité aussi directement, pour en bouleverser les fondations, les assises. Lobotomie théatrale plus radicale que toutes les autres… ou transfert de cerveau sous la calotte de mon crâne.

Dans le spectacle, la première heure nous improvisons tous. Puis, chacun glisse sur son monologue, et à la fin, tous nous nous retrouvons à dire en fait le même texte. D'abord nous disions le chœur en même temps, puis, comme cela faisait trop comme à la messe, nous le disons chacun séparément mais simultanément : la répétition qui passe entre nous trois n'est donc plus absolue, mais relative, dans le décalage le spectateur comprend que nous disons la même chose. Alors je me pose la question de l'extériorité. Soit la parole improvisée ressemble trop à une parole dite par cœur du fait de la mise en scène (et beaucoup de spectateurs se sont mépris à cet endroit : certains ont cru que toutes les paroles étaient écrites par Arno Calleja). Soit le passage entre les deux statuts de parole reste trop flou : c'est précisément l'enjeu, car si l'on dit bien le texte d'Arno, on croit qu'on improvise encore. C'est à la fin, parce que les trois acteurs disent le même texte que là il n'y a plus de doute, tout est improvisé.
On pourrait rêver longtemps sur ce passage dans sa violence invisible et dont j'ai déjà dit l'énigme qui s'y trouvait. Énigme dont la complexité m'apparaît de plus en plus et je vais dire pourquoi. C'est que de toutes façons, dans la parole improvisée il y a déjà utilisation d'un langage ready-made, en mémoire latente. Et dans l'improvisation, on tombe facilement sur les stéréotypes les plus courants, les choses qui sont coagulées dans la pensée idéologique de chacun. Donc, dans le toujours différent et l'invention de l'instant qui seraient propre à l'improvisation, il y a de la répétition. Et d'autre part, dans le texte dit par cœur, le texte n'est jamais dit de la même façon, l'interprétation lui donne une couleur toujours nouvelle. On perçoit bien une différence radicale entre les deux niveaux, même si les deux côtés semblent interférer l'un sur l'autre. Mais il n'y a pas tant opposition entre deux états que trois temps entre lesquels on glisse: un temps de parole improvisée où coexistent trois paroles libres étanches les unes aux autres, le temps des monologues écrits, le temps du chœur dit à trois. Quelque chose se pose, se repose dans la dernière partie : l'être ensemble dans l'identité d'un texte commun. Alors qu'on est encore chacun dans sa bulle, à distance nous nous sommes rejoints. Mais il y aurait encore bien d'autres choses à entr'ouvrir dans ce final. Nous le disions trop comme à la messe en disant le texte strictement en même temps, mot à mot. En le disant chacun à sa vitesse et sans se soucier d'être au même endroit du même texte, nous perdons cependant cette indice commun, il flotte. Et si nous le clamions haut et fort, est-ce que cela ne ferait pas une brillance insoutenable où notre moi serait véritablement arraché à lui-même pour devenir le pur organe impersonnel d'un texte anonyme ? Je me demande encore, devant une telle possibilité, si une telle possibilité n'est pas encore à explorer. Et cela d'autant plus qu'après la folie des improvisations, c'est un peu comme si on retombait dans une représentation classique — et dans le long et fou mouvement de ce spectacle unique, quelque chose ne se perd plus tout-à-fait parce qu'on reprend trop pied.

J'aimerais alors parler des corps. Tant pis si j'isole et sépare des niveaux qui bien-sûr ne sont pas séparés dans la perception, mais c'est le propre de la réflexion de démarquer, d'isoler. Il y a une autonomie des corps parlants, en tant qu'ils se meuvent, qu'ils regardent, qu'ils s'habillent et se déshabillent sans but, dans l'errance la plus simple, dans la consommation d'un temps avec soi où l'essayage de tel ou tel vêtement, l'inachèvement de toute action, fait de toutes ses actions des gestes vides, désorientés, des doutes, des suspensions. Il faut alors redonner toute son importance à cette figure muette, ce personnage qui règne sur le lieu de l'action comme un malin génie qui influe sans rien dire sur tout ce que nous sommes. Cette coprésence muette, n'est-elle pas une provocation pour ceux qui parlent sans cesse? Cette réserve, quel trauma en est l'origine? N'y a-t-il pas une invisibilité de ce corps en ce qu'il ne parle pas, ou bien, ce corps, ne conduit-il pas à de subits mouvements passionnels, pulsionnels, d'amour, de mort, de meurtre, pour cette raison même? On se risque à un détour autour de cette absence de parole qui rayonne, parce qu'en elle quelque chose ne nous absorbe pas, mais vient modifier notre relation de corps indépendamment encore de toute parole. Pantomime ou danse où aucun mot n'a de place. La danse, n'a-elle pas précisément pour qualité de se développer là où les mots sont insuffisants? Ce sont les corps ou les regards, les corps-à-corps qui s'épuiseront avec elle, mais la parole en sortira malgré tout indemne, quitte à ce qu'elle semble se solidifier en mémoire close. Et les corps sont toujours en quelque sorte voués à se dénuder et à se rhabiller, à s'agiter inutilement.

Comme je l'ai dit, la différence entre la parole vive improvisée et la parole dite par cœur nous échappe. Ce n'est pas une différence existentiale dira-t-on, si on ose. Mais alors ? Ce qui me retient là encore, c'est que cette différence qui nous échappe me paraît pourtant toujours fondamentale, comme si là se logeait un secret de la parole, mais lequel? Je voudrais m'aventurer à gloser là-dessus en posant que la différence ici identifiée formellement et extrinsèquement concerne en fait le ressort intrinsèque de la loi dans le langage, ou du phallus. Je veux dire que dans la parole, on parle au bord de la loi de la parole, mais plus ou moins. Dans l'improvisation, on malaxe des formes déjà existantes en proposant un mélange qui a une allure nouvelle dans la contextualisation, dans ce qui est avancé, tracé comme un chemin qu'on parcourt (nos trajets sinueux sur la scène relèveraient de ce quadrillage). Dans le texte dit par cœur, et d'une façon parfois si bien exécutée qu'on croit qu'on improvise encore, il y a une répétition invisible qui s'indique seulement quand le même texte est dit par quelqu'un d'autre, par plusieurs autres mêmes. Cette folie du même dévoile et dénonce le texte préécrit. Cette pointe du même relève de la loi de la répétition qui est la loi secrète du langage. La répétition se donne pourtant encore comme une différence : c'est l'un des mystères de la répétition qu'elle soit la différence elle-même (la répétition du tictac n'est-elle liée à la différence temporelle?). Il faut donc encore aller plus loin et différencier quelque chose d'une différence de texture, de souplesse, de dureté, entre des états de parole que l'on peut dire plutôt flous et mous, ou plutôt érectils, durs comme un baton. C'est l'enveloppe de la parole, plutôt que ce qu'elle dit qui importe donc, et c'est là que se distingue ce qui relève de l'incessant, du murmure, et du texte arrêté, bloc de sens comme un cristal de sel aride. Il y a d'un côté un flot vocal insignifiant, parce qu'il emporte toutes significations, et de l'autre une signification qui met en boite la parole, qui l'encastre dans des organes de mots, des corps de phrases légalisés par la mémoire, par l'institution du sens, du théâtre, de l'Académie ou de l'Etat. Si je ne vois pas d'autre issue à contempler ce passage d'une parole en quelque sorte vide à une parole soutenue légalement, ce passage lui-même brise l'opposition entre parole naturelle et parole culturelle. Car il n'y a aucun naturalisme ici, l'accent de la parole dément une possibilité naturelle, la parole naturelle est d'emblée artificielle parce qu'excessivement continue, maladivement incessante. Comment un sujet ne s'y trouverait-il pas désaxé, liquéfié ?

J’ai appelé ce texte « transcendance du familier » car ce dispositif nous pousse à ne pas faire de l’art à partir de quelque chose d’extérieur, et pourtant, quelque chose dans nos paroles s’impose à nous brutalement. La base de tout réside dans une parole qui est la nôtre, celle de tous les jours, en tant qu’elle est seulement exacerbée par un débit absolument et mythiquement continu, sans coupures. On sait comme Lacan avait déboussolé le mythe de la parole pleine, pour laisser surgir le sens du mi-dire de la vérité. Il y a ici comme une tentative de suturer et de saturer la parole, d’en évacuer le vide pour qu’il se décale à l’intérieur même de la parole, ce qui la rend étrangère à elle-même, coquille creuse dont on ne pourra sortir parce qu’elle s’enfouit dans sa spirale. Et c’est un saut dans la vie parlante chaque fois comme un plongeon, un saut dans le vide, dans l’inconnu — c’est un art de l’instant qui se profile comme dans le bouddhisme zen. C’est dans la pratique de la parole seulement que la parole vient ! Josselyne nous avait apporté pendant les séances de travail le texte de Kleist où il est dit : « parle d’abord, les idées viendront en parlant ». Cette prééminence de la pratique, de la vie en somme, est en même temps une fidèlité inconditionnelle à la parole en tant que lieu du sens, de la signification. Et la dérive ou l’échouage de l’improvisation sur de l’écriture, ce devenir-caillou de la parole, cette rugosité mémorielle qui vient affecter le dire, c’est bien la stridence d’un « il y a » qu’elle montre, qu’elle désigne, par un tour de passe-passe où la représentation se veut presque une démonstration, et de quoi, on ne réussit pas encore à le dire, même si nous avons tenté de démêler cette dimension d’un phallus, d’une érection de la mémoire entre l’instant et l’infini, qui s’inscrit là dans le dire, dans l’incessant dire.

Quand je pense à cette poix engluée du langage où je me suis tellement empêtrée avec délices, j'ai envie à nouveau de me dénuder avec la même désinvolture que sur cette scène où nous avons livré notre histoire sans en avoir l'air. Car la sincérité qu'on nous demandait — il fallait que tout ce que nous racontions soit plausible comme nous étant propres, c'est-à-dire qu'il était interdit de dire l'inverse de ce que l'on pense réellement — est finalement le masque le plus redoutable, et celui derrière lequel on s'est le plus caché. On a pu tout dire car le cadre de la représentation nous préservait en quelque sorte de toute atteinte intime. Ce dispositif a donc cette vertu de permettre une intimité illimitée parce que rien ne peut la juger, la comdamner, l'arrêter. On croit s'être un peu pris dans un processus de libre-association comme si là s'était ouvert une psychanalyse anonyme, sur le champ du dehors de la pensée exposée sans prétention, sans volonté de faire mode, sans souci de faire contemporain. Peu importait l'intéressant et l'inintéressant. Ce risque nu, et ces goûts quelques peu discutables pour quelques actions chantées, quelques musiques de sitcom kitchs, nous arrachent notre peau d'autant plus fortement que l'accessoire s'y montre désespérément en trop. Que faire ? Le design des marteau préhistoriques, où le caillou est si bien encapuchonné de tiges d'acier qui le retiennent, ne suffit-il pas à justifier l'injustifiable, lorsque nous avons cru parfois descendre vers l'aube de l'humanité, comme sous l'effet d'une drogue puissante, d'un délire de régression dans un caisson sensoriel (Au-delà du réel, Ken Russel). C'est aussi de cette humanité chorégraphique et animale qu'il s'agit, et qu'il faudra encore libérer, expérimenter, quitte à inverser une structure (parler le texte écrit d'abord pour le découdre en improvisant ?)?
C'est parce que je m'y suis livré totalement que je me permets toutes ces distances intérieures avec un tel projet inavouable. C'est que je ne lui reconnais aucun statut, sinon celui de m'avoir embarqué dans une aventure de vie, où l'asphyxie et la bouffée d'air coexistent au bord de l'éclatement, comme s'il fallait donc accepter une fois pour toutes l'oscillation, à l’intérieur même de la parole, entre la spontanéité et la réceptivité, pour reprendre ces deux notions kantiennes fondamentales. Ou bien se jouer de la dualité d'un royaume de la parole et d'un royaume des corps, où le trou du ciel semble rayonner au niveau du plancher, où les vêtements de chairs grésillent de désirs, où le silence happe un baiser avec l'inconscient. Des rires se sont glissés derrière ce décalage du cadre. On tressautait, et nous jouions de communiquer intérieurement avec l'air en étant assis sur ces chaises de fakir sans signification. Mais elle, la muette, jouée et dansée par Barbara Sarreau, nous ne l'oublions jamais, et elle non plus ne nous oubliait jamais : en faisant le moins, on fait le plus, et celle-là (celle que j'avais identifié à Elisabeth Vögler dans le Persona de Bergman, c'est-à-dire une actrice qui a pris la décision ontologique de ne plus parler, et qui finalement se joue de son infirmière) pourra soustraire à notre prise ce bout de réel qui ne resplendit que par son aphasie.

Till Roeskens et ses variations cartographiques

L'imaginaire cartographique trame singulièrement le travail de Till Roeskens. Le cartographique s'y montre comme le politique lui-même, c'est-à-dire relation, connections et déconnections. Mais il est toujours inséparable d'une singularité subjective, la sienne, ou celle des autres qu'il rencontre.
Ce qui nous semble si emblématique de sa démarche, ce sont alors ses Plans de situations. Ses plans de situations sont tout autant des portraits de villes, de paysages, du monde, des habitants de tous ces endroits, mais par là, c'est toujours et aussi, d'une certaine façon, un portrait de lui-même qui se tisse.
Curieux filtre subjectif qui ne se cache jamais, et où pourtant vibre une intention anonyme à partir de laquelle seulement le cartographique peut se constituer, par ajouts, strates successives, coexistences des points de vue différents sur un même lieu. Que le politique surgisse comme ce qui nimbe le réel ici et maintenant par le regard qu'on y porte est peut-être l'un des traits les plus curieux de ce travail. Le politique ne sera pas une loi, un objet, un discours sur quelque chose, mais un processus à l'œuvre qui montre le bout de son nez comme une pellicule d'être. Le politique aura à voir ici avec une distribution aléatoire des places à l'intérieur d'une structure (c'est la façon dont Jacques Rancière conçoit la démocratie).
Certaines formes finales comme la conférence sur Sélestat où l'artiste-conférencier raconte son voyage-exploration pendant deux heures est alors une appropriation troublante : le récit personnel est constitué principalement par des paroles rencontrées, apprises par cœur, et leur origine est moins citée que rapportée sous un semblant d'exactitude objective. Il y a une nécessité de ce rapport.
Que ce soit avec les plans de situations ou d'autres formes, avec ses cartographies entre Palestine et Israel, Till Roeskens maille des variations subjectives, leurs couleurs, dans leur ancrage immédiatement signifiant (telle ville, telle politique d'aménagement, telle nébuleuse de questionnement, tel enfermement). Le fruit du hasard, le fortuit, la couleur de l'instant, y est inséparable du jeux des grilles, plans, niveaux, discours-plateaux, qui flottent, se superposent, du familier à l'administratif, au discours du politique pur et dur, jusqu'à rendre un peu de la complexité d'une réalité multiple dans ses plissements.

http://www.documentsdartistes.org/artistes/roeskens/repro.html

La méthode Derain

Y-a-t-il une méthode "Martine Derain" ?
Ou plutôt, en quoi le travail de Martine Derain soulève-t-il avec précision, entre art et politique, des questions de méthodes?

Déjà, ce questionnement, où se glissent l'imprévu, le jeu de l'artiste avec les codes, les pouvoirs, avec des petits bouts souvent dérisoires mais peut-être d'autant plus vivants et plus redoutables, dépasse d'un cran qualitatif les simples évidences de beaucoup d'interventions artistiques pseudo-politiques, qui s'en tiennent trop souvent à une critique post-politique, parfois jusqu'au cynisme le plus odieux. C'est déjà se situer au niveau de friction, de confrontation violente, entre un réel et ce qu'on en dit, dans des tensions réciproques, asymétriques. C'est déjà serrer les enjeux d'une situation avec sa complexité humaine, et la mettre en relation avec le sens qui lui est donné.
Le politique a à voir avec l'institution de la parole, sa répartition dans la société, les fonctions terribles de la parole. D'où, toujours, et d'abord, et chaque fois, à partir d'une intuition, d'une rencontre, un travail implacable de documentation, et d'analyse, et ensuite un prendre-parti, une prise de position assumée, et ensuite, l'invention d'une forme, que cela soit pour l'idée formidable des tickets modifiés en passeur insaisissable de la ligne de bus entre Ramallah et Jérusalem, pour la revue murale et urbaine Numéro (en collaboration avec Laure Maternati), ou pour une intervention pérenne à l'intérieur d'un nouveau foyer Sonacotra (en collaboration avec Dalila Mahdjoub), ou pour un document sous forme de livre autour du parc abandonné de La Source du Lyon à Casablanca, jusqu'au militantisme au sein de Un centre ville pour tous autour de la rue de la République à Marseille dont l'artiste veut témoigner avec un travail documentaire ou d'autres formes de créations. Il y a finalement toujours quelque chose de la psychanalyse institutionnelle dans le travail de Martine Derain, au sens elle utilise un seul moteur, un désir qu'il faut dire moins politique que politisé. Loin d'être accablé par un tel projet dans sa rigueur, nous sentons au contraire que l'audace de sa raison libère notre légèreté, notre vie, ses interstices.

http://www.documentsdartistes.org/artistes/derain/page1.html

Le tiers, le témoin, l'imaginaire (à propos de The Waves de Thierry Kuntzel)

Le face à face du visiteur et de la vague interactive constitue l’architecture essentielle de l’installation : c’est là que se noue un dialogue intime avec ce qui nous échappe toujours, le devenir. A partir d’une certaine zone de proximité, le mouvement d’approche du visiteur vers l’écran, vers l’image de la vague, interagit sur le temps de l’image et le son, jusqu’à l’arrêter. Le visiteur n’interrompt pas d’un coup le temps ordinaire par son action involontaire, il l’altère progressivement, à la mesure exacte de sa spontanéité inconsciente, de sa vitesse d’approche, aussi vive ou aussi lente soit-elle. L’action est aussitôt le paradoxe d’une immobilisation du son et de l’image : la vague colorée ralentit, et cela jusqu’à l’arrêt sur image en noir et blanc, jusqu’au silence. Le fantasme d’un contact ou d’une rencontre de l’homme et de l’image coïncide donc avec un « désir d’image » (selon la belle expression de Françoise Parfait (1)) porté jusqu’à l’incandescence, jusqu’à la fusibilité du corps, sa fusion métaphysique dans le vide. Le désir d’image vire au désir impossible de possession : on arrête l’image comme pour la posséder, mais quand on l’a arrêtée, l’image est insaisissable dans sa fixité, mortifiée. Le visiteur près du mur est pour ainsi dire entré dans l’image qu’il ne peut plus voir. Nuée. L’action de l’art procure la joie indépassable de l’instant qui est la condition de son pragmatisme, de son être-là dans un présent toujours renouvelé. La prouesse en
jeu ne relève pas d’une exhibition de moyen technique, mais bien d’un effet sublime, de l’invisibilité d’une réaction simultanée et continue, qui module exactement le temps de l’image et du son de la vague à la mesure de notre mouvement, de notre position dans l’espace, mais je suis tenté aussi de dire à la mesure des mouvements de conscience et des remous de l’inconscience.

La question que je me pose ici, c’est que la dualité qui opère sur une oscillation entre la vue et la fascination pourrait bien être un piège, celui d’une béance que l’on manque chaque fois pour ainsi dire, et cela d’autant plus que ce vide, cette mort, ce feu sublime qui nous happe, se donne comme donné, évident, intraitable. Je n’entends pas minimiser les dimensions multiples de cette radicalité abrupte qui nous a mis au bord du néant (2), mais j’entends dégager les mécanismes d’une intuition, de quelque chose qui apparaît non pas comme un double caché, mais comme une instance tierce, qui met en relief d’une façon particulièrement saisissante l’intersubjectivité. J’aimerais concentrer mon attention sur cet effet collatéral, inhérent au dispositif, et qui n’est vraiment perceptible en lui-même que lorsqu’il y a plus d’un visiteur dans la pièce. Cet effet serait révélateur que la structure profonde où se joue l’ouverture de l’oeuvre n’est pas bipolaire mais ternaire. La solitude du visiteur est convoquée ici : mais là où quelque chose de lui-même est exposé malgré lui et hors de lui, c’est déjà qu’un appel s’adresse à d’autres, devant la vague. Tel visiteur est toujours déjà soit témoin du mouvement de l’autre vers l’abîme, soit il est regardé alors qu’il croit être seul au monde, dans l’activité de son regard qui emporte tout son corps au milieu du chaos.

Quelque chose se noue entre les visiteurs du fait que seul celui qui est le plus proche de l’écran interagit sur le temps de l’image et du son. Le dispositif isole donc toujours quelqu’un, celui qui aura risqué le plus sa vie en se lançant dans le vide, vers le précipice de cette vague, celui qui se sera mis en avant devant les autres, et d’une certaine façon contre eux ou pour eux. Ce quelqu’un risque sa vie : il agit en lieu et place des autres, et simultanément, il les empêche de voir la vague naturelle puisque son action, sa position de proximité modifie le cours ordinaire du flux du temps.

Comment cette vague devient-elle alors une puissante médiatrice, une vaste machinerie sur laquelle se règlent des rapports de force primordiaux qui viennent s’inscrire comme à l’origine de tous rapports sociaux ?

N’y a-t-il pas ici une forme de mondanité, de cordialité, de politesse, qui rend les visiteurs attentifs les uns aux autres, dans leurs approches respectives ? La vague devient elle-même le lien lâche ou tendu qui donne à lire l’état des relations intersubjectives entre les visiteurs. On est donc surpris par le conflit originel qui est impliqué : les visiteurs sont en position de concurrence les uns les autres. Tout à coup chacun est obligé de considérer la distance qui le sépare de la vague en fonction des autres. Mais cette distance est perpétuellement annulée, marge du neutre où toute limite, tout horizon, s’indique, s’effrite. On reconnaît ici une structure élémentaire, celle du signifiant, en tant qu’il indique l’opacité d’une relation, qu’il s’indique déjà comme la béance de l’autre en tant qu’il manque, qu’il fait trouée dans le réel. On constate la violence initiale qui hiérarchise les rapports entre actifs et passifs, entre ceux qui prendront part à la modification du devenir et ceux qui seront les témoins de cette progression vers l’inexorable.

La complexité ne cesse de croître à mesure qu’apparaissent les rouages conceptuels d’une telle oeuvre qui n’entend en fait que se désoeuvrer, se défaire au fur et à mesure qu’elle se fait. Car comment soutenir que le rapport est d’abord de concurrence, alors qu’il est peut-être d’avantage don d’amour ou de jouissance, sacrifice pour la sauvegarde de l’autre ? Que l’interprétation bascule dans un sens ou un autre, ce rapport d’implication tire sur des liens invisibles, découvre toute une résille d’effets qui marquent chacun à sa façon une limite entre l’essentiel et l’inessentiel.

Un trouble encore plus grand me saisit lorsque je réalise à nouveau que c’est en toute inconscience que l’immobilisation iconique et sonore a lieu par le seul effet de mon approche : c’est sans le savoir que je suis celui qui tue le mouvement, le devenir. Et aucun savoir ne peut me retenir d’aller là-bas, puisque c’est la recherche d’un savoir, le désir d’image, qui est le ressort de ma volonté et de mon action. Et ce que je trouve dans l’accomplissement de mes actes et de mes mouvements est l’absence de savoir : l’irrésistible attirance de la proximité aveuglante, d’un toucher qui coïncide avec l’abstrait, supplante pour ainsi dire toute envie et toute volonté de savoir, comme une profonde malédiction, inscrite en moi. Je suis en quelque sorte inexorablement attiré par la perte, la destruction. Je me déplace dans le temps écartelé, disjoint, de cette sorte d’abîme que je viens d’ouvrir.

Je ne sais donc pas les conséquences qu’aura mon approche : malgré moi, j’avance en détruisant, jusqu’à l’arrêt, la mort. La destruction pure de l’image et du son, l’arrêt et le silence, restent ainsi l’horizon de mon action sur la représentation, le point où elle est défigurée, et c’est le spectacle de cette défiguration qui, par l’art, extrait le mourir pour lui-même, en dehors de toutes considérations réalistes et rationnelles. Quelque chose du mourir incessant a été entr’aperçu dans cette expérience, qui me rend la mort de l’autre aimable, bien qu’impossible à supporter.

Je saisis d’ores et déjà la mesure d’un enjeu de taille : l’autre est celui qui m’empêche de suivre le cours ordinaire du temps, mais il est aussi celui qui risque de voir son moi englouti dans son action en s’exposant aux autres. Celui qui se sera ainsi approché de la vague jusqu’à l’immobiliser, celui qui se sera mis lui-même au pied du mur jusqu’à ne plus pouvoir voir quoi que ce soit sinon la matière vidéo, est donc celui qui fige, qui arrête l’image pour que les autres la voient arrêtée de loin. C’est donc dans le dialogue entre ce visiteur qui s’est approché et ceux qui restent loin que réside tout le sens dialectique de cette installation, ce qui se révèle être sa profonde dimension intersubjective, son humanité bouleversante. La vérité de ce rapport dialectique entre les visiteurs culmine là-bas, dans l’arrêt atteint provisoirement et une fois pour toutes, dans ce moment non-dialectique où le temps sort de lui-même.

C’est là que le titre, cet hommage au roman The Waves (« les vagues »), trouve sa racine : car si Virginia Woolf a tenté de dissoudre tous ses personnages, tous leurs moi individuels et isolés dans le flux des sensations et des perceptions, à travers ce style stratifié, ces superpositions de voix qui s’emmêlent, c’est que le signifiant, le symbolique, est enroulé dans le réel comme son envers, il est inséré partout dans la matière du continu, dans les bulles et les alvéoles d’écume : au-delà d’un moi qui dans sa dilatation, son augmentation, aurait rejoint la nature infinie, il est ce qui à proprement parler traverse les sujets, comme la matière collective de leur identité qui les dépasse, les submerge.
Ce corps à corps si particulier offre toutes les conditions d’absorption, de fascination (ce que Thierry Kuntzel appelle « l’illumination de la mélancolie »(3)). L’espèce d’ébranlement intérieur qui dérange le socle le plus profond de notre être demeure ainsi comme un écran à partir duquel toutes les spéculations théoriques restent clouées devant ce seuil de disparition, ce centre de dispersion.

D’une certaine façon, la question est toujours ouverte de savoir si The Waves échappe à une conception romantique du moi solitaire. Parce qu’effectivement, là au bord du mur, le moi submergé croit toujours saisir en lui, comme une chose qui lui appartient, le moment où précisément il se dissipe, s’évanouit, où il fait l’épreuve de ses bords. Mais même le visiteur qui est seul face à la vague peut ressentir comment ce gouffre est déjà celui de l’autre ; c’est une place vide qui l’attend, qui l’indique d’une façon nécessaire et inéluctable. La vérité de cette incandescence n’apparaît toujours que comme une fiction, alors que ce qu’elle produit détruit la possibilité de son souvenir. Un doute s’insinue partout, comme la conséquence logique d’une stratégie ou d’une démonstration qui suit sa propre faille.

Plaisir qui se consume en jouissance de cette maîtrise du temps, de cette dislocation, de ce qui ne tient pas en place. Cette image était moi lorsque je l’ignorais.

Cette vague dérègle le rapport de chaque visiteur par rapport aux autres en ce sens qu’un pas, un mouvement de pied, engage celui-là par rapport à la vague, et par rapport aux autres. Le synchronisme de réaction entre le visiteur le plus proche et la vague (4), comment ne pas concevoir qu’il se transfuse indéfiniment comme synchronisme à venir entre les visiteurs ? J’imagine cette scène où deux visiteurs inconnus tenteraient d’avancer en même temps, pas à pas, vers la vague, réalisant ce programme inconscient, inscrit dans la topologie de l’installation: « Le désir, pur désir impur, est l'appel à franchir la distance, appel à mourir en commun par la séparation » (5).
L’arrêt lui-même est la limite du ralenti, sa conclusion ou son ultime conséquence, le seuil limite où plus aucune avancée n’est possible. Quelle durée a donc été atteinte là, qui s’ouvre lorsque tout se fige ? Comment a-t-on arrêté sans le vouloir ce qui ne s’arrête pas, l’océan, l’incessant ? Tous les degrés du ralenti comportent donc la dimension de l’arrêt comme ce qui travaille le fond bruyant et mouvant de l’océan. On savoure les grains du singulier, les étincelles maritimes que l’on lâche ou que l’on retient à petits pas, on s’esclaffe intérieurement des cascades qu’on laisse éclabousser librement à grandes enjambées.

Cette installation, dans laquelle femmes, enfants, hommes de tous ages se perdent, jouent, vient ainsi pointer au creux d’un mouvement tourbillonnant l’universalité d’une disparition, celle du sujet et de son sacrifice en tant qu’il lie un pacte avec l’autre : elle symbolise sans parole l’attachement à l’illimité, l’exigence de l’autre dans sa forme pure—impure, entre la peur et le désir le plus élémentaire, le plus
ineffable.
Paul-Emmanuel Odin

NOTES :
(1) : Françoise Parfait, «Les images freinées (actualité du Neutre)», automne 2003, revue LIGEIA
(2) : «Mobile-immobile», écrit Raymond Bellour, tout en éclairant historiquement le thème de la vague dans les recherches contemporaines. « Thierry Kuntzel », Art press, N°297, 2003.
(3) : Thierry Kuntzel, note sur The Waves, diffusée lors des expositions.
(4) : C’est parce que la vague est «le premier spectacle audiovisuel synchrone» que je fais cette hypothèse. Michel Chion, Le promeneur écoutant, Ed. Plume, 1993.
(5) : Maurice Blanchot, L'écriture du désastre, Ed. Gallimard, Paris, 1980, p.50


J'ai écrit ce texte lorsque j'ai fait venir The Waves de Thierry Kuntzel à la compagnie. Il fait partie du recueil de textes critiques insérés dans le beau DVD-Rom Title TK, édition anarchive.

Stase et extase (sur Paik l'Invincible)

Ce texte a été publié dans le catalogue de l'exposition "Nam June Paik : Video Time Video Space", Basel-Düsseldorf-Zürick, 1990 (trad. allemande), puis New-York, 1993, ed. Adams (trad. anglaise).

Certaines installations de Paik sont en un sens toujours doubles. Parce que d'un côté il élève des statues en leur donnant la puissance tangible des choses en contact avec la terre, la grande stase. Et parce que de l'autre côté il exalte en elles la lumière musicale et les transformations perpétuelles du visible. C'est ce qu'on ressent devant ses monuments - la Madeleine Disco, l'Arc, la Tour de Séhoul...- et devant ses robots : un fabuleux entrelacement du visible et du tangible. Stase et extase. Le délire fait monter ces deux puissances jusqu'à leur paroxysme, jusqu'au grand éclat de rire qui remue tout sans dessus-dessous.
Qu'est-ce qui est bousculé dans ce grand éclat de rire ? La société de l'accumulation et la société de télécommunication dont la télévision est le symbole. Et là le symbole est aussi encombrant que ce à quoi il se rapporte. Les entassements, les empilements de télévisions et de radios de Paik sont en effet des expressions d'un humour très littéral, très terre-à-terre, et très violent. Parce que la prolifération mégalomane du nombre de téléviseurs dans les installations de Paik répète le même processus tragique de saturation des programmes cathodiques. Mais là, ce n'est pas l'esprit ou les yeux qui sont gavés par les images, c'est l'espace qui est occupé par des montagnes de téléviseurs ! Une exposition de Paik est ainsi toujours un bouleversement du réel. Mais c'est aussi le roc immuable de la Terre qui est glorifié. La mégalomanie est pour Paik une façon de rencontrer la grande stase. Avec ses installations, c'est comme s'il prenait le monde dans ses mains, ce qui est beaucoup mieux que de le saisir par satellite (comme en 1984 dans Bonjour monsieur Orwell).
Le génie de Paik est cependant de toujours avoir une position paradoxale : ce qu'il fait être de façon tellement massive — une surproduction de présence — c'est encore et toujours du simulacre. Tout est télé-quelquechose. Mais la substitution des objets — de tous les objets : du TV-Glass au TV-Penis en passant par le Video-Fish — par des télé-objets physiques est plus qu'un geste critique par lequel le processus infini de débit d'images de la télévision atteindrait sa limite — l'inattention, l'aveuglement. Parce que les simulacres de Paik sont réels et qu'ils nous font bouger autour d'eux, contrairement au simulacre de l'image télévisuelle elle-même. Contre l'image unique de la télévision, Paik a ainsi avec lui les armes suivantes : la hâche de la multiplicité, le marteau du tangible, et la musique du visible qui culmine en lumières colorées.
Pour ce qui est du Multiple, celui-ci sort de la répétition des images que Paik dirige en séries, passant de l'une à l'autre, et jouant avec des combinaisons de différences. Chaque image est une répétition d'une autre image ; chaque image est un simulacre auquel Paik arrache une différence en l'insérant dans de profondes matrices (TV Matrix).
L'installation multi-téléviseurs est donc aussi un organisme, un amassement dans lequel résonne un mystère. C'est la puissance de l'Immuable qui sort de l'immobilité statuaire des robots de Paik. L'Immuable vibre et gronde là, au cœur de chaque téléviseur de Paik, comme la part tangible du monde qui est en colère devant la menace de l'Irréel. Car l'Irréel grandit avec l'accélération de la vitesse de transmission des images et des informations, et tend vers une mort blanche. Mort blanche du mur de la vitesse qui est le mur de la lumière neutralisante. Il y a quelque chose de terrifiant dans les possibilités de la télécommunication qui supplée au monde réel par un univers virtuel (1). Mais il y a toujours chez Paik un vouloir ludique et hétérogène qui triomphe de l'inertie de la lumière virtuelle.
La transmutation tangible peut alors être chantée par des images qui ne se donnent plus à voir — il y en a trop ! mais à écouter. Une extase lumineuse entoure les installations de scintillements magiques. De l'Immuable sort l'Incessant ; le flux musical dépasse le flux infini des informations.
Les installations multimoniteurs de Paik sont ainsi des simulacres dont la réalité étouffe le drame tragique du monde irréel des télécommunications. De l'éclat de rire, des simulacres vivants sont sortis. Il fallait l'esprit dadaïste de Paik pour embrasser et embarrasser l'univers mortifère des nouvelles technologies de communication. La domotique, la robotique et les télécommunications risquent en effet en suppléant aux actions, aux mouvements et aux objets réels par un éclairage virtuel, d'annihiler la dimension physique et la dimension motrice du réel, de nous amener ainsi à une paralysie du corps mais aussi à une paralysie mentale. Car la perte du mouvement et du corps, si elle signifie une perte des facultés sensitives, peut aussi entraîner une perte de l'idée même du mouvement, et du solide. Et alors sans doute la pensée s'enlise, ne bouge plus, ne sent plus. Le mystère de Paik et de ses totems est heureusement là, toujours prêt à déchainer un furieux volcan de vie autour de lui .

notes:
(1) Voir L'inertie pôlaire, Paul Virillo.